Par Claude J. DELBOS
Pour une spiritualité laïque !
Les religieux considèrent que la laïcité encourage à l’indifférence envers les religions, et que l’homme sans religion devient fatalement un homme immoral. Car l’individu ne pourrait être porté à une vie morale que par la fonction supérieure de l’âme humaine qu’est la spiritualité, à laquelle il est conduit par sa religion. Dans ces conditions, une vie morale fondée sur une spiritualité sans religion, est-elle possible ?
À l’époque du grand retour des religions que nous connaissons en ce début de 21e siècle, au moment où les religieux tentent de reprendre leur influence sur les esprits et sur la politique, cette question pourrait paraître incongrue à beaucoup. Ils répondraient tout de suite : évidemment non ! Car pour eux la spiritualité ne peut-être que religieuse ; et pour les mêmes, la laïcité ne serait que le masque de l’athéisme ; deux choses qu’ils jugent évidemment inconciliables.
Nous allons essayer d’approfondir, et tout d’abord en cherchant à définir la spiritualité, ce qui nous obligera à réfléchir sur la nature de l’esprit. Nous devrons ensuite éclairer la notion de laïcité et de la spiritualité dans une société laïque, pour finalement discuter la possibilité d’une spiritualité sans religion.
Pour commencer : Qu’est-ce que la spiritualité ?
Prenons pour définition générale que la spiritualité est la vie ou l’activité de l’esprit. Il s’ensuit évidemment que la nature de la spiritualité découle de la nature de l’esprit. C’est donc par là que nous commencerons : Quelle est la nature de l’esprit ?
Le mot esprit désigne d’abord l’inspiration divine. Mais aussi le souffle vital, « le principe qui fait être » compris comme un principe immatériel ou une substance incorporelle. Par extension, tout être incorporel, supposé vivre en dehors du monde matériel, est qualifié d’esprit. Dieu lui-même serait pur esprit. L’esprit humain serait à la fois : le siège de la pensée et de la vie intellectuelle, mais aussi le lieu des influences “ surnaturelles ”.
Depuis qu’il pense, l’être humain s’est imaginé qu’une chose immatérielle, le siège de sa pensée, la partie supérieure de son âme, son esprit, pourrait peut-être échapper à la destruction, et poursuivre au-delà de la mort, son existence, ailleurs et autrement. L’esprit constituerait ainsi la véritable personne humaine. Il aurait sa vie propre et devrait préparer sa vie éternelle ; cela en gouvernant le corps dans le sens des volontés divines.
La spiritualité, qui qualifie la vie de l’esprit, aurait ainsi pour fonction, d’assurer la réalisation de l’Espérance d’une immortalité heureuse
Depuis l’antiquité, les philosophes ont exercé leur raisonnement sur ce problème, de la nature de l’âme ou de l’esprit et de la survie de l’esprit après la mort.
- Pour Platon l’individu n’est qu’une âme, provisoirement installée dans le corps d’un être, conçu comme un microcosme, un modèle réduit de l’univers ; l’univers lui-même étant doté d’une âme et d’un corps. Le démiurge, au commencement, aurait distribué les âmes dans les astres, et leur aurait édicté les lois de la destinée. Ces âmes seraient appelées à une existence cyclique alternant une vie dans un corps et un séjour hors du monde matériel. Selon Platon, père de l’idéalisme, l’être humain possèderait une âme immortelle, venant du ciel et appelée à y retourner. Ce n’est là qu’une expression philosophique du point de vue religieux.
Epicure opposa à Platon sa philosophie de la recherche du bonheur de l’être humain. Il s’est insurgé contre les chaînes de la religion et de la superstition. Pour lui, l’âme et l’esprit sont corporels, et l’âme meurt en même temps que le corps. Il est le véritable père du matérialisme.
Montaigne, les libertins du 17e siècle et Voltaire, furent influencés par le poème « De la Nature », ce manifeste de l’épicurisme matérialiste écrit par Lucrèce, le vulgarisateur romain d’Epicure.
Les Stoïciens, de Zénon à Marc-Aurèle, par leur philosophie à la fois doctrine et style de vie, ont exercé en Occident une grande influence sur la morale. Les trois parties de la philosophie stoïcienne, la physique, la morale et la logique, s’articulent autour d’un même principe : le logos. Le logos pénètre les phénomènes de la nature, détermine la rectitude de la conduite et assure la cohérence du discours. Le logos, qui signifie à la fois la raison et la parole, peut être compris comme le verbe de Dieu. Les stoïciens ne répudient donc pas la divinité, même si leur physique est matérialiste.
Pour Marc Aurèle, il existerait une matière première dont toutes les matières particulières ne seraient que les diverses manifestations. De même il existerait une Âme première dont toutes les âmes particulières seraient des manifestations. Et c’est l’âme répandue dans la matière qui l’aurait organisée. Sur la mortalité de l’âme il dit : “ De même qu’ici-bas les corps se dissolvent, de même les âmes se dispersent et s’enflamment, reprises dans la raison génératrice du Tout. »
Descartes, à partir du constat que je suis la chose qui pense, en déduit que Dieu existe et que l’âme n’est pas dans le corps. L’être humain est selon lui l’union temporaire de deux substances : l’une spirituelle et l’autre matérielle. Après Platon, c’est une autre expression de la conception duale du monde et de l’être humain.
Spinoza, qui a choisi sa famille spirituelle du côté du stoïcisme, a tout de suite contesté le dualisme de Descartes. Il fut qualifié en son temps de matérialiste athée, et chassé de la synagogue. Pour Spinoza, la substance est unique. Ses deux modes étant la pensée et l’étendue. L’homme et l’Être sont dans l’unité. Dieu est consubstantiel à la nature des choses. Il est cause immanente agissant de l’intérieur.
Contre l’affirmation de Descartes, qui veut que l’âme et le corps soient deux substances distinctes et séparées, Spinoza définit Dieu comme la substance unique. Et il affirme que le spirituel ne se détache pas du corporel, ruinant par là l’Espérance religieuse d’une survie de la personne, dans la substance immatérielle que serait l’esprit.
Ainsi, suivant l’idée que l’on se fait de la nature humaine ; soit que l’on pense qu’elle est duale et comporte un esprit immortel ; ou bien que l’on soit moniste, considérant que l’esprit est une manifestation de la vie qui s’éteint avec la mort, alors la spiritualité change de signification.
Comment faut-il concevoir la spiritualité ?
Quelle orientation donner à la vie de l’esprit ? C'est-à-dire à l’activité de la chose qui pense. S’agit-il de préparer la survie de l’âme, en cultivant les vertus susceptibles de la rapprocher de Dieu ? Ou bien seulement, de cultiver au plus haut point toutes les fonctions de l’esprit humain ?
L’activité de la chose qui pense peut-être différentiée en fonction de l’objet auquel s’applique la pensée. En gros on peut considérer que lorsque la pensée s’applique à comprendre la Nature, et la nature physique des choses, il s’agit d’une activité intellectuelle qui doit obéir aux règles de la raison et de la science. En général dans ce cas on ne parle pas de spiritualité.
Par contre, quand la pensée cherche à se former une conception de choses qui échappent au raisonnement et à la science, quand elle cherche des réponses aux questions métaphysiques, quand au-delà du : « Comment ce monde fonctionne-t-il ? », elle essaie d’apporter des réponses au : « Pourquoi les choses sont-elles ainsi ? » C’est alors que l’on parle de spiritualité. Et c’est à ces questions que les religions, traditionnellement, donnent des réponses.
Le prêt à penser religieux, qui est en général tranquillisant, peut, en effet fournir des réponses aux questions angoissantes, suscitées par la réflexion sur les problèmes métaphysiques. Mais certains individus veulent se faire une conviction personnelle. Considérant que la faculté de penser ne se délègue pas, ils cherchent par eux-mêmes une sorte d’intuition. Ce qui n’exclut d’ailleurs pas de trouver une convergence avec une religion. La recherche de cette intuition, répondant aux questions métaphysiques, est véritablement la spiritualité. Elle ne peut aboutir que par l’effet d’une inspiration. Question : d’où peut bien provenir cette inspiration ?
Certains pensent qu’elle provient de l’extérieur, c'est-à-dire pour simplifier : du ciel ; qu’elle est du domaine de la transcendance. D’autres considèreront qu’elle vient de l’intérieur, qu’elle émane de la synthèse des connaissances, justes ou fausses, conscientes ou inconscientes, accumulées au long de la vie dans la nature de l’être ; qu’elle est du domaine de l’immanence.
En résumé : la spiritualité, est l’activité de l’esprit appliquée aux questions métaphysiques. Elle ne peut aboutir qu’à des convictions, religieuses ou personnelles ; elle ne peut pas produire de certitudes valant vérité.
On voit bien que les convictions proposées par les religions sont diverses, et que l’assimilation de la conviction à la vérité, conduit à la guerre des religions ; d’où l’idée de réfléchir à ce que doit être la spiritualité dans une société laïque.
Pour se faire une idée de ce qui pourrait être une conception laïque de la spiritualité, il est nécessaire de préciser ce que devrait être la laïcité.
La laïcité est un sujet d’actualité ; des voix s’élèvent de divers côtés pour la mettre en cause, et demander la révision des lois qui la régissent en France. L’un des arguments avancés fréquemment est sa qualification d’exception française. Or, par définition, la laïcité est le caractère de ce qui est laïque, c'est-à-dire qui n’appartient pas au clergé. En conséquence : Est laïque ce qui est indépendant de toute confession religieuse. C’est une notion simple, compréhensible par tout le monde. Un État laïque est indépendant de toute religion.
Oui, la laïcité en politique est une invention française, ignorée dans beaucoup de pays et seulement partiellement acclimatée dans d’autres. Le terme ne se traduit pas en anglais, dit-on, mais le mot est moins important que l’idée. L’essentiel est la traduction de l’idée dans les règles de la vie de la société. C’est donc de l’idée qu’il faut parler : de sa gestation historique, des lois qui la régissent en France, et de l’universalité du concept.
Le mot laïcité n’est apparu dans la langue française qu’en 1871. Mais il ne s’agit pas d’une génération spontanée, l’idée a germé progressivement et vient de loin.
À la fin du 16e siècle, on peut en voir une première manifestation dans la création en France d’un parti des « politiques » pour tenter de mettre fin au drame des guerres de religion. En 1594 des esprits modérés, un peu indifférents à la religion, s’exprimèrent pour ramener la paix par la conciliation. Protestants ou catholiques mais humanistes, juristes comme Jean Bodin ou soldats comme La Noue, ces politiques se rejoignaient dans une conception lucide des intérêts de la France. Un groupe de bourgeois écrivains a immortalisé, dans une œuvre collective : « La Satire Ménippée », ce réveil du bon sens français, en vue de rassembler le pays autour d’Henri IV. Et Montaigne, de la tour de son château en Périgord, est celui qui a le mieux exprimé la nécessité de préserver sa propre personne et sa pensée, de la contagion de tout fanatisme.
L’Édit de Nantes, en 1598, concrétisait cette ouverture sur la tolérance. Malheureusement le fanatisme religieux reprit le dessus. L’idée selon laquelle pouvoir temporel et pouvoir spirituel n’étaient pas séparables restait dominante en Europe. Les Protestants français voulaient être un État dans l’État, mais Louis XIII voulait un État catholique. Les armées catholiques et royales s’employèrent donc à anéantir les forces protestantes. Après la révocation de 1685, les dragonnades obligèrent les Réformés à se convertir, et les récalcitrants à émigrer. « Un roi, une foi, une loi ! » Le système allait se perpétuer jusqu’à la Révolution.
En 1790, le mot laïcité n’existait toujours pas, et si les révolutionnaires, comme les protestants du 16e siècle, voulaient s’attaquer au pouvoir politique de l’Église, fondé sur son emprise spirituelle, ils restaient obnubilés par l’idée de la cohabitation du pouvoir spirituel avec le pouvoir temporel. La Constitution Civile du Clergé, voulait faire des prêtres des fonctionnaires ; elle n’allait certes pas dans le bon sens, elle a fait couler beaucoup de sang. Quant à la tentative de culte révolutionnaire de la Raison, elle n’était pas plus heureuse.
En 1802, le système du Concordat et des cultes reconnus, catholique et protestant d’abord, puis israélite, accordait les libertés de conscience et de culte. Il conservait aussi la laïcisation de l’état-civil, l’obligation du mariage civil et le divorce. Mais il supprimait le calendrier civil républicain. Au total c’était une évolution intéressante, mais ce dispositif équilibré, s’il mettait fin aux violences physiques, laissait persister un conflit idéologique et politique.
Un mouvement clérical se développait. Sans revenir sur la liberté des cultes minoritaires, les cléricaux mettaient l’accent sur le rôle de religion civile dévolu de fait au catholicisme.
L’Église devait pouvoir contrôler l’instruction en vue d’exercer une bonne influence sur les mœurs. La Restauration et le Second Empire favorisèrent cette démarche. L’école était en grande partie sous la tutelle des religieux. Le délit de blasphème était rétabli en 1825. La presse catholique attaquait les prétentions de la raison et de la science, et elle manifestait son opposition aux droits de l’homme tels qu’ils avaient été définis en 1789.
C’est en 1871, avec le retour à la République, qu’apparut le terme de laïcité.
Le parti clérical voulait restaurer la monarchie, c'est-à-dire Dieu et le Roi. Les républicains pour assurer leur survie électorale, allaient chercher un compromis acceptable par une majorité de Français. La loi du 28 mars 1882 rendait l’enseignement primaire gratuit, obligatoire et laïque ; le catéchisme devant être enseigné à l’extérieur des locaux scolaires. La loi du 30 octobre 1886 laïcisait les enseignants, c'est-à-dire en excluait les religieux. Jules Ferry a joué le premier rôle dans ces changements.
Pour le législateur de l’époque, la religion n’est pas le fondement de la morale ; au contraire : c’est la religion qui s’appuie sur la morale, pour en tirer sa légitimité. Une morale laïque peut donc devenir la valeur commune assurant le lien social.
Vingt ans plus tard, le système des cultes reconnus était aboli. C’était la deuxième étape de la construction de la laïcité. En 1904, Émile Combes, président du Conseil, faisait fermer les établissements d’enseignement des congrégations. La loi de séparation des Églises et de l’État, qu’il avait préparée, était adoptée le 6 décembre 1905, par une majorité des deux tiers des Sénateurs. Aristide Briand, le rapporteur, qui avait été conseillé dans son travail par l’archevêque de Rouen, déclarait : « La loi que nous avons faite après cinquante séances […] vous êtes obligés de reconnaître qu’elle est finalement, dans son ensemble, une loi libérale. »
Après avoir parlé de sa gestation, voyons ce que recouvre, au présent, le concept de laïcité.
Pour Renan, la laïcité c’est l’État neutre entre les religions, tolérant pour tous les cultes, et forçant l’Église à lui obéir en ce point capital.
Plus récemment, Capitant a donné de la laïcité la définition suivante : « Conception politique impliquant la séparation de la société civile et de la société religieuse, l’État n’exerçant aucun pouvoir religieux et les Églises aucun pouvoir politique. »
Donnedieu de Vabres a explicité dans son ouvrage sur l’État, sa conception de la laïcité de l’enseignement en disant : « L’enseignement public est laïque. La loi du 28 mars 1882 l’avait dit et le Préambule de la Constitution le répète. La laïcité est : la conséquence de la neutralité de l’État qui ne peut mettre son enseignement au service d’une confession religieuse ; et la garantie de l’unité morale d’une nation divisée sur le problème théologique. Elle comporte l’exclusion de tout contrôle ecclésiastique sur l’enseignement public, la laïcité du personnel enseignant, et celle des programmes. »
Il faut noter ici, que la limitation du domaine de la loi à l’enseignement public en réduit notablement la portée, du fait que l’enseignement privé, généralement confessionnel, prend tous les jours une importance accrue. Notons aussi qu’au passage nous avons oublié la loi qui laïcisait les enseignants, c'est-à-dire en excluait les religieux, après avoir supprimé aux congrégations leurs privilèges.
En conclusion : Voici comment on peut caractériser l’idée de laïcité ?
Il s’agit d’éliminer le religieux de tout ce qui est du ressort des règles politiques de la vie publique ; cela dans une société où les citoyens sont libres de leurs choix métaphysiques, c'est-à-dire de leur spiritualité : leur liberté de conscience étant garantie.
Il faut noter que la liberté de conscience ne peut être respectée dans les faits qu’après une éducation de la jeunesse à la tolérance, par un enseignement laïque…