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Jean Jaurès, une éthique en action

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camille grousselasL’humanisme s’oppose au relativisme parce que c’est un universalisme, et un universalisme éthique. Chez Jaurès, l’éthique [1] et l’ontologique sont en surimpression. Emmanuel Lévinas a pu dire [2] à propos de la philosophie d’Ernst Bloch, marxiste non orthodoxe que « l’accomplissement de l’homme (était pour lui) l’accomplissement de l’être en vérité ». Cet accomplissement caractérise aussi l’éthique jaurésienne et c’est ce que je voudrais vous montrer.  Chez Jaurès en effet l’éthique puise sa source dans ce qu’il appelle l’infini (Dieu), mais en même temps Jaurès affirme que l’humanité forge ses valeurs en elle-même. L’éthique, comme on va le voir, s’origine dans une métaphysique de l’être mais s’autonomise et se réalise dans la volonté d’agir selon la justice pour construire l’humanité, encore constituée de « fragments ». La conception de l’unité de l’être[3] que traduira l’idée de solidarité universelle donne un fondement à la fraternité humaine. Être en fraternité, c’est faire humanité avec toute être humain. Il y a chez Jaurès comme une humilité du savoir. Ceux-ci sont encore trop partiels pour appréhender la complexité du réel, et nos valeurs sont encore trop tributaires des circonstances et du milieu historique, même si elles captent une part de l’idéal dont nous verrons qu’il est aussi le réel. L’éthique jaurésienne va de pair avec une raison rectificatrice qui pointe l’idéal dans l’universel, lequel contient plus que le savoir et les valeurs du moment. J’ai avancé l’idée d’une cosmopolitique pour caractériser la vision cosmique et éthique de Jaurès[4]. Dans une conférence récente à Toulouse sur Jean Jaurès, un humanisme pour le XXIème siècle, j’établissais un lien fort entre l’humanisme en acte et l’entreprise cosmopolitique pour l’humanité. Pour le comprendre, il faut s’intéresser à la philosophie de Jaurès.

Par Camille GROUSSELAS

La philosophie de Jaurès

La philosophie de Jaurès s’est construite dans les années 1880-1892 et s’est exprimée dans ses thèses pour l’obtention du doctorat de philosophie (1892). La thèse principale sur La réalité du monde sensible est une méditation approfondie sur le monde et Dieu qui aboutit à une éthique d’engagement et d’engagement politique.  La thèse secondaire sur les linéaments du socialisme allemand[5], écrite selon les règles en vigueur en latin, prolonge cette métaphysique par une recherche sur les principes du socialisme dégagés de penseurs aussi différents que Luther, Kant, Fichte et Hegel. Le troisième étage de la maison théorique n’a pas été bâtie, il eût été celui d’une sorte de traité politique et international peut-être, dont L’Armée nouvelle (1911), immense introduction à une proposition de loi, serait la première étape, mais on en trouve des pousses fraîches dans ses conférences, études, articles et discours divers.

Jaurès, contrairement à son camarade Bergson, n’a pas fait œuvre de philosophe : il a consacré entièrement sa courte vie à l’action politique et militante en faveur de la République et du socialisme. La thèse principale sur La réalité du monde sensible est donc l’expression d’une philosophie première. Cette philosophie ne connaîtra pas de développement par la suite. C’est pourtant elle qui conduit le jeune Jaurès à s’engager dans l’action et forgera largement son éthique de militant et de parlementaire. En effet, en mars 1892 Jaurès soutient sa thèse et s’engage dans le même temps auprès des mineurs de Carmaux. Le cheminement de Jaurès vers le socialisme part de considérations morales et métaphysiques plus déterminantes que sa rencontre avec la pensée de Marx dont il soulignera la grandeur mais aussi les limites, car la théorie de Marx est loin de pouvoir résoudre à elle seule les problèmes de l’humanité et de son destin. Le socialisme ne relève pas seulement d’une explication théorique et scientifique, mais bien d’un développement historique de valeurs spirituelles.  

Une philosophie du réel

Que dit cette philosophie du réel ?  La première ligne de La réalité du monde sensible est celle - ci : « Le monde sensible, que nous voyons, que nous touchons, où nous vivons est-il réel ? » Jaurès n’a pas de doute sur l’existence du monde qui existe sans nous. Il veut en saisir la profondeur. Et pour cela, il va ouvrir le monde, le réel, sur l’infini. Ce que je vois, touche, sens, est d’emblée placée sous le signe de l’infini. Le réel s’ouvre donc par l’infini qui lui donne sa profondeur et sa réalité.  Le monde manifeste l’infini (Dieu) comme « substance, force, unité et conscience ». L’espace qui manifeste la forme essentielle du monde sensible en est une expression.

L’espace apparaît comme « le révélateur de l’unité de l’être et de l’unité de la conscience ». L’infinité de l’espace tient son infinité « de l’infinité vivante de l’univers et de l’être ». L’espace « premier pacte entre la nature et l’esprit » nous aide à comprendre le mouvement et la sensation. Jaurès s’oppose ainsi à Kant, car pour Jaurès l’espace n’est pas une forme vaine de la sensibilité. L’infini de l’espace n’est pas seulement une addition illimitée, qui garantit l’examen scientifique, c’est aussi un infini vivant qui garantit l’intériorité.  L’espace est « le serviteur de l’infini vivant » (Dieu). L’infini dans l’âme et l’infini dans le monde s’appellent dira-t-il. Autrement dit le réel, le monde dans lequel nous vivons, tient sa profondeur de l’infini par l’intermédiaire de l’espace. L’objectivité réelle du monde repose pour Jaurès sur cet idée d’infini, et la subjectivité, l’intériorité, le recueillement de la conscience sur elle-même ne peuvent survenir que parce qu’il y a l’espace.  

La métaphysique de l’espace conduit à une métaphysique du toucher. Le corps pour Jaurès n’est pas un objet, mais bien la source de notre connaissance sensible. Il est sujet et par là le socle de toute connaissance possible. Mon corps m’ouvre au monde mais aussi à l’infini. Si l’espace est le premier pacte entre le monde et l’infini, la nature et l’esprit, la sensation crée un « pacte d’alliance » entre la conscience et l’être. Voilà pourquoi, à la différence de Kant, l’espace est vécu avant d’être perçu. Parmi tous les sens, le toucher est « le sens fondamental ». Jaurès voit dans le toucher « un commencement d’émancipation à l’égard de la matière brute ».  La conscience émerge dans la sensation du toucher et s’individualise grâce à l’espace. Le toucher est « le plus métaphysique de tous les sens », le sens religieux par excellence.  Et comme il y a « l’amitié fraternelle et mystérieuse de l’âme et de l’espace infini », il y a l’amitié de l’être et de notre chair. La terre elle-même est « sentie » en route vers l’infini, vers ce « centre de gravité » intangible et idéal (Dieu), mais on ne plus réel vers lequel tend l’humanité. Car l’humanité, pour Jaurès, n’a de valeur que comme « expression de l’infini ». Une preuve s’il en est sera cette haute attention portée à l’éducation, car « toute l’éducation, dira-t-il, doit tendre à donner un contour à cet infini qui est dans les âmes ». Aux instituteurs et institutrices, il conseillait d’enseigner le respect et le culte de l’âme en éveillant chez les enfants « le sentiment de l’infini qui est notre joie et aussi notre force, car c’est par lui que nous triompherons du mal, de l’obscurité et de la mort »[6] Sentir la vie, « c’est sentir Dieu », dira-t-il, ou encore « dans ma pauvre tête fatiguée, il y a Dieu ». L’être infini est pour Jaurès « un acte infini » qui déploie l’univers dans l’infinité de l’espace et du temps. Le monde est travaillé par un besoin d’unité. Voilà pourquoi « il y a dans l’univers un élan que l’infini des siècles ne fatigue pas ». L’évolution prend son sens dans cette activité infinie dirigée vers l’unité de l’être. « Il y a dans l’histoire humaine une évolution nécessaire, une direction intelligible et un sens idéal » dira-t-il dans la célèbre controverse sur matérialisme et idéalisme en 1894. L’effort de l’humanité dans cette direction est ce qui fonde l’éthique et aussi le temps. On le voit, le récit de l’histoire humaine s’inscrit dans une trajectoire cosmique et divine, (d’où l’on peut parler de cosmopolitique). L’entreprise humaine et l’odyssée de l’être sont appelées à fusionner. Il faut souligner que la philosophie de Jaurès est une métaphysique de l’espace et non du temps comme chez son camarade Bergson qui fera de la durée le centre de ses analyses du moi comme de « l’élan vital ». Le temps pour Jaurès mesure l’effort vers l’unité humaine et l’unité de l’être.

La jonction du réel et de l’idéal, leur fusion, se fait par la Justice. « Tout effort vers la justice est une prise de possession de Dieu ». La justice ouvre la route de l’univers mystérieux. « Allons au but qui est la justice. Éclairons les esprits, affranchissons le travail ; une fois émancipé tout homme cherchera son chemin (…) Quand il sera vraiment libre dans le monde social, c’est lui-même qui cherchera sa route dans l’univers mystérieux ».  C’est à « l’humanité affranchie, réconciliée avec elle-même que nous laissons le soin d’interroger l’univers »[7].Des phrases comme celles-là vous en trouverez en parcourant son oeuvre. La justice que nous créons devient « un fait nouveau dans l’univers ». « Je suis sûr qu’il y a dans la justice une étincelle divine qui suffira à rallumer tous les soleils dans toutes les hauteurs de l’espace ». La dignité humaine et le droit qui la consacre trouvent ici leur source, car «l’humanité n’a de valeur que comme expression de l’infini ».

Les traditions spirituelles de l’humanité témoignent que la communication avec l’infini a pu être recherchée de diverses manières. Jaurès reconnaît la grandeur de ces tentatives, mais pour lui, la communication avec l’infini ne se fait pas seulement par ces voies mais par l’action concrète de justice qui répond à l’appel de l’infini.

Éthique et politique

Éthique et politique ne sont donc pas séparables. Le monde moral, le monde de l’esprit, pour Jaurès, et cela relève bien de sa métaphysique, ne ressort pas de la loi de la matière. Cette idée est fortement présente dans l’introduction à l’Histoire socialiste où la religion « même entendue comme prise de possession de l’univers par l’humanité » attend comme toutes les grandes forces humaines « son renouvellement et son essor ».  « Quel que soit le rapport de l’âme humaine en ses rêves même les plus audacieux ou les plus subtils, avec le système économique et social, elle va au-delà du milieu humain, dans l’immense milieu cosmique ». En relisant ces pages, je n’ai pu m’empêcher de penser à ce qu’écrit Walter Benjamin sur le concept d’histoire dans sa thèse III : chacun des instants vécus par l’humanité ne doit être considéré comme perdu pour l’histoire et devient « une citation à l’ordre du jour ». L’humanité oublieuse de son passé est sans avenir. Il souligne la valeur de la rencontre de l’humanité présente avec l’humanité passée, celle des vaincus, des opprimés. Il développe l’idée que le passé attend son avenir. « Le passé, dit Benjamin, est marqué d’un indice secret (…) S’il en est ainsi, alors il existe un rendez-vous secret entre les générations passées et la nôtre. À nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir un droit ».

Le passé fait valoir un droit. La politique pour Jaurès est la traduction logique de sa pensée philosophique. Comme pour son maître Aristote, elle est première, car elle commande le devenir de l’humanité et son orientation vers la justice. Cette politique est une cosmopolitique. Jaurès pressent-il que les forces de l’univers interviendront de plus en plus dans l’espace politique, générant de nouveaux conflits et de nouveaux édifices de justice ? La politique s’inscrit dans une dimension cosmique et les phases de mondialisation sous l’effet de la dynamique capitaliste dont il dénonce les méfaits n’en sont que les prémisses. L’univers pour lui doit devenir «l’horizon familier de l’humanité entière». Il rêve d’une humanité « capable de rayonner sur tout l’univers ». Le socialisme ouvre une voie pour que « la terre soit dans l’espace un joyau de lumière, de force et de beauté » comme il l’écrit majestueusement dans la Revue de Paris en décembre 1898. Si l’homme peut entrer dans la communauté sociale, il peut entrer dans la communauté de l’univers. L’homme est selon ses mots que je trouve admirables « ouvrier de l’univers »[8]. Rien n’exclut les audaces d’action, mêmes celles « de modifier un jour les mouvements célestes et de conduire la vie ».

Cette éthique en action se caractérise aussi par un antidogmatisme affirmé en tous domaines, et sa vision du socialisme est celle d’une « société ouverte ». L’antidogmatisme est en effet une marque de fabrique de la pensée et de l’action de Jaurès. Elle s’est illustrée dans sa critique de l’autorité de l’Église catholique dans le cadre de l’instauration de la laïcité, mais aussi dans sa liberté de jugement et d’action au sein du parlement et des organisations socialistes. Une page[9] de La réalité du monde sensible illustre le fondement de l’antidogmatisme de Jaurès. « Un monde réduit à la ligne serait un monde de contrainte théologique où il n’y aurait de choix qu’entre l’esclavage du bien et la révolte radicale, le mal absolu. (…) Il ne faut donc pas que la ligne idéale suivie par l’univers ne puisse jamais se confondre avec une ligne mathématique quelconque et que la loi vivante d’harmonie, d’amour réciproque, de vérité et de bonté puisse être figurée par un tracé géométrique. Il faut pour cela que les êtres puissent s’échapper en des directions innombrables et que l’axe du monde ne soit que la résultante idéale et oscillante de libres et innombrables mouvements ». L’image de la ligne et de la perpendiculaire n’apparaîtra plus mais la philosophie qu’elle sous-tend restera comme dans la séance du jeudi 3 mars 1904 consacrée à la suppression de l’enseignement congréganiste[10] où il proclame « le droit de la personne humaine à la liberté illimitée des pensées et des croyances ». Souvenons-nous de son discours sur l’enseignement laïque prononcé le 11 février 1895 où il prône la liberté souveraine de l’esprit en ces termes inoubliables : « Cette idée que l’humanité dans l’univers est une grande commission d’enquête dont aucune intervention gouvernementale, aucune intrigue céleste ou terrestre ne doit jamais restreindre ou fausser les opérations ; cette idée que toute vérité qui ne vient pas de nous est un mensonge ; que, jusque dans les adhésions que nous donnons, notre sens critique doit toujours resté en éveil et qu’une révolte secrète doit se mêler à toutes nos affirmations et à toutes nos pensées ; que si l’idée même de Dieu lui-même se dressait, visible, sur les multitudes, le premier devoir de l’homme serait de refuser l’obéissance ou de le traiter  comme l’égal avec qui l’on discute, mais non comme le maître que l’on subit ». Dans l’article intitulé « L’esprit libre » dans La Petite République du 21 novembre 1901[11], il renouvelle l’argument sur l’antidogmatisme : « Ni la nature ni la mort ni la vie ne sont immobiles. Ce ne sont pas des problèmes figés, tracés une fois pour toutes par la main de l’homme sur le fond de la nuit, comme des chiffres tracés à la craie sur un tableau noir. Ce sont des problèmes qui se transforment avec la réalité elle-même. (…) L’immobilité et l’arbitraire sont l’essence des dogmes, et la négation même de l’univers qui est une évolution infinie soumise à des lois ». Cet esprit critique éclairé sera revendiqué dans ses diatribes avec l’Église catholique.

Le combat qu’il a mené pour construire une paix internationale en cherchant vaillamment, mais en vain, à unifier l’internationalisme ouvrier et socialiste, et dans le même temps en ne ménageant pas ses efforts pour l’arbitrage par le droit et la pénétration de la démocratie, participe de cette vision. Il faut souligner l’importance du droit pour Jaurès qui, dit-il, est « une forme de Dieu » et doit devenir « l’hôte familier des sociétés humaines ». La racine du droit pour Jaurès s’origine dans ce pacte fondamental conclu entre la nature et l’esprit que j’ai évoqué et qui se traduira par la mise en place de l’arbitrage international. L’internationalisme, selon la célèbre phrase[12], loin d’éloigner de la patrie l’y ramène. 

On le voit le socialisme jaurésien, « rendez-vous de tous les rêves de justice » est au premier chef une espérance, un souffle qui vient de la réalité de l’être. Le socialisme n’est pas seulement un concept économique et sociologique, mais un concept spirituel. Dans le socialisme apparaît pour Jaurès l’idée que l’humanité peut être mise en mouvement par autre chose que des appétits matériels et de consommation, mais par un idéal de vie libre, fondée sur la raison et l’émotion, ouverte à l’infini et apte à des tâches infinies. Ce n’est pas un aboutissement mais un commencement.  Mieux qu’un système et plus qu’une utopie, il s’inscrit dans la réalité humaine, mais en sachant que le réel dans sa profondeur contient l’idéal. On touche avec le réel et l’idéal à un point fondamental de la philosophie de Jaurès et donc à l’éthique, c’est que le réel et l’idéal sont une seule et même chose. Le réel est l’idéal et l’idéal est le réel. « Il ne faut pas que le monde des sens fasse obstacle aux clartés de l’esprit, il ne faut pas que les clartés de l’esprit offusquent le monde des sens ; il faut que la clarté du dedans et la clarté du dehors se confondent et se pénètrent, et que l’homme hésitant ne discerne plus dans la réalité nouvelle ce que jadis il appelait de noms en apparence contraires, l’idéal et le réel »[13]. La réalité idéale (l’idéal) actualise la puissance d’unité de l’être. Autrement dit, l’idéal enveloppe le réel qu’il est déjà afin que ce dernier y concrétise toute la puissance d’être de son être. Concrétise précisément car concret vient de «cumcrescere», qui signifie croître en se déployant, cum  avec, dans l’unité. Toutes choses, toute partie de l’être n’est pas comme dans la métaphysique de Spinoza placée sub specie aeternitatis, mais sous le regard de l’unité. Unité de l’être que Jaurès a démêlée dans son analyse du réel et « senti en toutes choses » et qui travaille le monde afin de « libérer la maison humaine » comme il le dit le 16 décembre 1906 au Trocadéro.  Traduisons encore cette idée fondamentale de la philosophie de Jaurès en disant que l’idéal est la réalité de chaque chose en tant qu’elle constitue son principe spirituel. Cette conception appliquée à l’action politique c’est la transformation de la République en socialisme. En termes d’action politique, c’est dire que la République a un devoir-être et un ad-venir. Sur le plan de l’éducation, c’est le droit fondamental de l’enfant « d’être mis en communication avec toute la pensée humaine (…) de ne pas être séquestré par une doctrine exclusive, un dogme exclusif (…) de recevoir un enseignement qui lui présente les principales tentatives de la pensée humaine, et qui, éveillant en lui la liberté de l’esprit lui permette d’être l’héritier et le continuateur de l’humanité » [14]. C’est là cette « haute espérance socialiste qui est la lumière de (s)a vie » ainsi qu’il le disait aux lycéens d’Albi. Le socialisme n’est pas une religion, mais « il mêlera la religion à la vie même et aux fibres de l’humanité ». Faire œuvre de spiritualité, c’est travailler à faire advenir un monde plus juste. « Je dis que fabriquer, que produire, que créer une société où toutes les personnes auraient un droit certain, et par la certitude de la garantie sociale, seraient harmonisées les unes aux autres, c’est faire œuvre de spiritualité réelle et concrète qui s’empare de tous les éléments du monde naturel pour le transformer »[15] . Ce travail est la tâche quotidienne qu’il s’est fixée, car « il n’y a pas d’univers de rechange ». « Façonner la nature selon une règle supérieure d’égalité fraternelle, c’est la plus belle audace d’idéal que les hommes aient osé » écrivait-il le 13 août 1905 dans L’Humanité.

Conclusion

Jaurès veut comme Kant « faire ressortir les droits de l’humanité »[16] et ne subordonne « l’intérêt de l’humanité à aucun autre plus élevé »[17] mais contrairement à Kant fonde une éthique qu’on pourrait qualifier de cosmique. Jaurès établit un rapport entre la libération et l’émancipation humaine et l’intimité de l’univers, le mystère de l’univers. Son réformisme comporte un aspect thérapeutique, qui doit libérer l’individu et interrompre son isolement du vaste monde. Éthique cosmique en un sens, l’éthique de Jaurès, commande à l’intériorité et appelle à une morale supérieure.  « Il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action » dira son camarade Bergson. C’est ce que Jaurès a fait toute sa vie. Et toute sa vie, dans l’action multiforme qu’il a menée, l’acte et la pensée se sont renforcés sans cesser de poursuivre une méditation secrète, qui était sa vie intérieure[18].

Que nous dit Jaurès ? Beaucoup, car il suscite bien des questionnements, et par là d’inspirations : il est encore à redécouvrir. Car le socialisme n’est pas chez lui seulement un système, une utopie, c’est une respiration de l’être et une aspiration à l’être. Mais la vraie question, pour celles et pour ceux qui veulent agir dans le monde fragmenté et tourmenté, est celle-ci : que peut produire la pensée de Jaurès ? Jinvite à relire le chapitre X de L’Armée nouvelle où la question de l’État et de ses rapports avec les classes sociales, du fondement de la démocratie, s’éclairent au-delà de l’horizon marxiste dans un processus d’unité qui relève du phénomène de la Vie et du cosmos. Son message est à saisir par-delà parfois ce qui peut apparaître comme excessivement marqué par les limites de son propre temps, ou par les occultations de sa pensée dues à son instrumentalisation politique. Encore que, tous les combats qu’il a menés sont loin d’être achevés et renaissent sous des formes nouvelles !

Que nous dirait-il aujourd’hui cet homme qui lançait ces paroles du haut de la tribune de l’Assemblée : « C’est visage d’homme : Entrez. Dans ces deux yeux il y a lueur humaine : Entrez » ? Quelle conscience peut-il être pour nous maintenant, lui qui a lutté pour que les foules humaines ne soient plus « roulées comme un caillou par la force de l’histoire », et qui rappelait à la suffisance des puissants que « quel que soit l’être de chair et de sang qui vient à la vie, s’il a figure d’homme il porte en lui le droit humain, la puissance humaine » ? La « puissance humaine », l’expression n’est pas anodine, elle contient toute la dignité humaine. J’ai dit. C. : G. :

 

[1] J’entends par éthique, et dans le cas de Jaurès, une action individuelle et responsable engagée selon une idée du Juste et en interaction avec la société et la collectivité humaine.

[2] Cours professé à La Sorbonne et reproduit dans Dieu, la mort et le temps, Grasset &Fasquelle, 1993.

[3] Concept clé de la thèse de Jaurès sur la réalité du monde sensible, reprise par André Robinet dans son Jaurès ou l’unité de l’être, chez Seghers.

[4] Camille Grousselas, Jean Jaurès, Oser l’idéal, arbre bleu éditions, mars 2020.

[5] Les premiers linéaments du socialisme allemand chez Luther, Kant, Fichte et Hegel, publié en 1891.

[6] La Dépêche du 15 janvier 1888.

[7] La petite république, 17 novembre 1896.

[8] L’expression figure dans le dernier long paragraphe de l’article « idéalisme socialiste » paru dans l’Humanité du 13 » août 1905.

[9]  Tome 3 des Œuvres, p. 131.

[10] Ibid. : p. 35 et sq.

[11] Tome 8, p. 367.

[12] L’Armée nouvelle, dernière page du chapitre X « Le ressort moral et social » : « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’international ; beaucoup de patriotisme y ramène ».

[13] Avant dernière phrase du chapitre VI « De l’espace », page 328 T. 3 des Œuvres.

[14] La Petite République, 6 février 1910.

[15] Discours de janvier 1910 connu sous le titre « La Laïque ».

[16] Remarques (de Kant) touchant les observations sur le sentiment du beau et du sublime.

[17] Critique de la raison pure.

[18] Dans sa conférence sur Tolstoï à Toulouse le 10 février 1911, ce qu’il fait dire à Tolstoï c’est aussi lui-même qui le dit : « La seule chose qui m’importe c’est le rapport de mon âme, de mon moi, de ma vie intérieure et profonde avec l’univers infini et mystérieux ».

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